Portable : quand la science n’allait pas dans le bon sens

Extrait de l’article : How Big Wireless Made Us Think That Cell Phones Are Safe: A Special Investigation
Auteurs : Mark Hertsgaard, Mark Dowie
Site : The Nation

Les choses ne se sont pas très bien passés entre George Carlo et Tom Wheeler la dernière fois qu’ils se sont rencontrés, ce dernier l’a fait expulser manu militari par la sécurité. En tant que président de l’association des télécommunications cellulaires et de l’internet (CTIA), Tom Wheeler est l’homme clé à Washington pour représenter l’industrie du sans-fil. George Carlo, quant à lui, était le scientifique sélectionné par Tom Wheeler pour déminer une crise de relation-public qui menaçait cette industrie balbutiante. C’était en 1993, à cette époque, il n’y avait que 6 pourcent de la population qui avait souscrit un abonnement téléphonique aux États-Unis. Mais les industriels comptaient bien sur un boom du secteur dans le futur.

Aussi surprenant soit-il, les téléphones portables ont été autorisés sur le marché U.S. sans aucun test de sécurité sanitaire de la part d’une quelconque agence gouvernementale. Maintenant, certains utilisateurs et travailleurs de cette industrie ont développé des cancers. En janvier 1993, David Reynard poursuivit en justice la société NEC America car, il estimait que sa femme décédée des suites d’une tumeur cérébrale, était liée à l’utilisation de son portable NEC. Après que Monsieur Reynard médiatisa le cas de sa femme auprès des chaînes nationales, son histoire est devenue virale. Un sous-comité du congrès annonça des investigations sur cette affaire, les investisseurs ont pris peur et se sont délestés de leurs actions. C’est à ce moment-là que Monsieur Wheeler et la CTIA se sont mis à l’œuvre.

Une semaine plus tard, Wheeler annonça que l’industrie qu’il représente allait financer un programme de recherche complet sur le sujet. Il indiqua aux reporters que les téléphones portables étaient sans risques et que la recherche scientifique qui allait être menée « confirmerait les résultats des études déjà existantes ».

George Carlo semblait être la bonne personne pour remplir la mission de Wheeler. C’était un épidémiologiste qui avait aussi un diplôme de droit, et il avait déjà conduit des études scientifiques pour des industries controversées. Après avoir réalisé une étude financée par la société Dow Corning, Carlo déclara que les implants mammaires ne posaient qu’un risque sanitaire minime. Avec le financement de l’industrie chimique, il a conclu que les faibles doses de dioxine, le même agent chimique derrière le scandale de l’agent Orange, n’était pas dangereux. En 1995, Carlo commença à diriger le projet de Recherche sur les technologies sans-fil (Wireless Technology Research : WTR) financé par l’industrie. Le financement se montait à 28,5 million de dollars, ce qui fait de cette recherche l’une des mieux dotée sur la question du téléphone portable à ce jour.

Les critiques ne se sont pas fait attendre pour dénoncer les suspicions quant au fait que le Professeur Carlo était l’homme en charge de la disculpation de l’industrie. Il a été évoqué une passe d’arme avec Henry Lai, un professeur de biochimie de l’université de Washington, sur une étude que ce professeur avait mené au sujet du lien entre le téléphone portable et les dommages ADN. En 1999, Carlo et le Conseil général du WTR ont envoyé une lettre au président de l’université de Washington afin de demander le renvoi pur et simple du professeur Lai selon le motif qu’il n’aurait pas respecté certains protocoles de recherche. Le professeur Lai quant à lui accusa le WTR de trafiquer les résultats de son expérimentation. L’un comme l’autre rejetèrent les accusations à leur encontre.

Les critiques se posèrent aussi sur le rythme plutôt lent des recherches du WTR. Ce n’était juste qu’un « jeu de confiance » réalisé dans le but de rassurer le public, mais aussi d’endiguer la vrai recherche selon Louis Slesin, éditeur de la publication spécialisée Microwave News. Selon lui, « En mettant sous le nez une énorme montagne de cash devant une communauté (scientifique) asphyxiée financièrement, Carlo s’assure du silence et de l’obéissance ». Celui qui oserait se plaindre risquerait de se voir retirer des financements d’un montant de plusieurs millions dollars ». George Carlo réfuta l’argument.

Quelles que soient les motivations de Carlo, des faits documentés démontrent qu’il y aurait eu un clash acerbe entre ces deux protagonistes au sujet des résultats du WTR, et qu’ils ont été présentés aux dirigeants de l’industrie du sans-fil par George Carlo le 9 février 1999. À cette date, le WTR avait commandité plus de 50 études et en avait passé en revue encore plus. Ces études scientifiques soulevaient « de sérieuses questions » au sujet de la sécurité sanitaire des portables. Carlo présenta ces résultats à l’occasion d’une réunion privée du conseil d’administration du CTIA, dont les membres sont des PDG et des directeurs de 32 sociétés leader du marché dont Apple, AT&T et Motorola.

Carlo envoya des courriers aux différents cheftaines de l’industrie le 7 octobre 1999, en indiquant une nouvelle fois que les recherches issues du projet WTR ont constaté les choses suivantes : « Le risque de tumeur neuroépithéliale situé au niveau du cortex, a plus que doublé chez les utilisateurs de portables »; il y avait une apparente « corrélation entre les tumeurs du cerveau du côté droit de la tête et l’utilisation du portable du même coté »; et « la capacité des radiations provenant des antennes des portables à altérer l’ADN était définitivement positif… »

Le docteur Carlo encouragea les PDG à faire le bon choix : donner aux consommateurs « l’information nécessaire pour qu’il puisse se faire un jugement éclairé sur les potentiels risques qu’ils sont prêts à prendre, » surtout que certains de l’industrie ont dores et déjà « annoncé, à tort, que les téléphones portables sont sans risque pour tous les consommateurs ce qui incluait les enfants.

Le jour suivant, Tom Wheeler, un tantinet énervé, commença à pourrir le Docteur Carlo dans les médias. Dans une lettre communiqué aux différents PDG, Tom Wheeler annonça à George Carlo qu’il était « certain que la CTIA n’avait jamais été informée des études qu’il avait mentionné », un effort apparent de couvrir l’industrie afin de se dédouaner devant des poursuites judiciaires qui aurait pu mener le docteur Carlo a être le premier entendu. Tom Wheeler ajouta que ces études n’avaient pas été publiées dans des revues scientifiques, façon de créer le doute sur leurs validités.

La tactique de Tom Wheeler qui consistait à tuer dans l’œuf la controverse a fonctionné. Bien que George Carlo avait en fait informé à plusieurs reprises Tom Wheeler et les autres responsables officiels de l’industrie sur ces études, qu’elles ont été soumises à des comités de relecture et qu’elles sont en voie de publication, les journalistes dans le domaine des technologies ont avalé le discrédit de Tom Wheeler sur George Carlo et les résultats du projet WTR. (Tom Wheeler était en marche vers la présidence de la commission fédérale des communications (FCC), qui régule le secteur des télécommunications (NDLR : Revolving Doors). Il a accepté de faire une interview pour cet article mais il est revenu sur ses propos et à souhaiter qu’ils soient en off avec une seule exception, il déclare qu’il a toujours fait ses choix sur une base scientifique provenant de l’agence de santé américaine, la FDA (Food and drug administration), qui pour lui a « conclu que les preuves scientifiques n’a pas fait le lien entre les portables et avec un quelconque problème de santé. »)

Il est à se demander, après une telle répudiation, pourquoi George Carlo ait pu être autorisé à faire une dernière apparition devant le conseil d’administration du CTIA. Quelles que soient les raisons, le docteur Carlo se rendit à la Nouvelle Orléans au mois de février 2000 pour la conférence annuel de l’industrie du sans-fil, là où il présenta le rapport final du projet WTR à ce conseil. Selon George Carlo, Tom Wheeler a pris toutes les dispositions pour qu’aucun journaliste qui couvrait l’événement ne puisse l’approcher.

Une fois sur place, George Carlo fut accueilli par deux « men in black », celui qui avait la plus grosse carrure a même lâché qu’il venait de quitter les services secrets. Ils l’escortèrent dans une salle d’attente où ils lui signifièrent qu’il devait rester là avant de faire sa présentation. Quand il fut convoqué, il se retrouva devant plus ou moins 70 cadres dirigeants de l’industrie qui l’attendaient en silence. Le docteur Carlo parla pendant 10 minutes puis Tom Wheeler l’arrêta brutalement dans sa lancée en levant sa main et lui lança « merci George ». Les deux messieurs muscles accompagnèrent le scientifique vers la sortie et le mirent dans un taxi, en prenant bien soin d’attendre qu’il soit parti définitivement.

Dans les années qui suivirent, les résultats du projet WTR ont été répliqués par de nombreux scientifiques aux États-Unis, mais aussi par d’autres pays à travers le monde, ce qui a conduit l’organisation mondiale de la santé (OMS) a classifier en 2011 les radiations des portables comme cancérogène « possible » pour l’homme. Certains pays comme le France, la Grande-Bretagne, ou Israël ont émis des avertissements sur l’utilisation du portable par les enfants. Pendant que le taxi du docteur Carlo l’amenait à l’aéroport international Louis Armstrong, le scientifique se demanda si sa relation avec l’industrie aurait pris une autre tournure si les portables avaient fait l’objet de test de sécurité sanitaire avant l’autorisation de mise sur le marché, avant que le profit puisse prendre le pas sur la science. Mais c’était trop tard, le docteur Carlo indiqua au média « The nation », « qu’ils feront ce qui est nécessaire pour protéger l’industrie, mais que la protection des consommateurs ou la santé publique n’était pas leurs préoccupations. »

Cet article n’a pas pour but de dire si les technologies sans-fil et les portables sont nécessairement dangereux, c’est aux scientifiques de le dire. Mais plutôt de se pencher sur l’industrie qui se cache derrière le téléphone portable, et du combat de cette industrie pour faire en sorte que les gens pensent que les portables sont sans danger. Et on peut dire que cette campagne a bien fonctionné : 95 pourcent des Américains possèdent un téléphone portable. Mondialement, trois-quarts des adultes ont accès à un réseau cellulaire, avec des ventes qui sont en constantes augmentations chaque année. L’industrie du sans-fil est à l’heure actuelle la plus dynamique du monde, et l’une des plus grosse, pouvant se targuer d’avoir fait une vente annuel atteignant les 440 milliards de dollars en 2016.

@+ Jay

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